mardi 25 février 2014

Les Amériques contraires des francophones: Villeneuve et Jeunet

Ces deux dernières semaines sont sorties en France deux films portraits des Etats-Unis, aux trajectoires très différentes, avec pourtant des points de départs plutôt proches: Prisoners de Denis Villeneuve, et T.S Spivet de Jean-Pierre Jeunet.
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Les deux projets trouvent leur origine sur les terres américaines; un script du scénariste Aaron Guzikowski et un roman de Reif Larsen. Les deux films se retrouvent ensuite entre les mains de francophones, le québécois Denis Villeneuve - connu et reconnu pour Incendies - et le français Jean-Pierre Jeunet - dont le succès international avec Amélie Poulain est indéniable. Deux histoires qui ont à leur cœur une réflexion sur la nature du grand et contradictoire pays qu’est celui du cinéma hollywoodien, du big mac et des minorités raciales. Et les portraits que nous livrent les deux cinéastes sont radicalement opposés: l’un outrageusement rêveur et optimiste, et l’autre d’une noirceur à glacer le sang.

Pourtant, les deux films sont en grande partie jumeaux ; les deux traitent de la perte d’un enfant et des conséquences d’un tel drame sur des familles de l’Amérique moyenne. Dans le film de Jeunet, c’est à la suite d’un accident que le frère de T.S perd la vie, en jouant avec une carabine. Dans celui de Villeneuve c’est un enlèvement qui révèle un monde noir, sale et repoussant au travers d’une famille qui se déchire.
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T.S ne sait pas comment réagir à la mort de son frère, tout comme les autres membres de sa famille. Chacun est affecté et se renferme sur lui-même, mais lui, petit génie des sciences, part seul pour Washington D.C pour recevoir un prix pour son invention révolutionnaire sur le mouvement perpétuel. Mais malgré la tristesse qui imprègne le film de manière très surprenante (les bandes-annonces ne laissaient rien savoir de cette partie du scénario), le film de Jeunet est fondé sur l’espoir et les bons sentiments. Durant son périple, T.S rencontre un gentil auto-stoppeur, un SDF au grand cœur, une petite fille enjouée sur une balançoire, et trois “méchants” plus qu’anecdotiques car caricaturaux au possible. Qui plus est, les ennemis sont toujours vaincus (T.S échappe au policier, et ses parents sont les héros qui viennent le sauver de l’exploitation médiatique du monde des célébrités) et l’équilibre disparu de la famille Spivet est rétabli.
La possibilité d’un salut, du réconfort, est imprimé dans les couleurs et les visuels et ce dès la première image du film, qui s’ouvre sur un pop-up book avant de nous présenter les grands paysages de l’Ouest dans des couleurs majestueuses (Jeunet a toujours su mettre en valeur les décors et leurs couleurs, peut-être grâce à son expérience dans la publicité ?). Jeunet pose le cadre dès son premier plan : il s’agit d’une vision mythifié des Etats-Unis, un conte de fées. Il y aura des drames, des dangers, mais l’aventure a une vocation cathartique pour les personnages ; en d’autres termes, la lumière est au bout du tunnel.
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Prisoners quant à lui, est terne, gris, sale, triste, moche, bref déprimant à souhait. Le premier plan du film annonce la couleur, c’est-à-dire son absence : des arbres nus, une neige sans reflets, un cerf abattu, des paroles religieuses qui sonnent creux. Nous sommes dans une Amérique où les traditions (la famille, la dinde des fêtes, l’hymne national) ont déserté pour ne laisser qu’un ensemble vide chaotique. Tout cela est parfaitement visible durant Thanksgiving, où le père de famille joué par Terrence Howars interprète The Star Spangled Banner à la trompette et massacre complètement l’hymne américain. Le beau mythe de Jeunet est passé à la moulinette avant d’être broyé par l’Amérique des psychopathes et de la démence.
Le reste du film est une lente descente aux enfers, où chaque porte entrouverte révèle son nouveau lot d’horreurs et de désillusions: dépressions, viols, traumatismes, fanatisme religieux, pédophilie, Denis Villeneuve ne néglige aucun aspect, ce qui a pu amener une critique française (et une seule, je tiens à le souligner) a dénoncer cette mise en spectacle de la torture et de l’horreur. Mais pourquoi cette dénonciation ? Parce que le film est si bien mené que son réalisme palpable crève l’écran, encore plus que la superbe 3D de T.S Spivet.
Voici donc deux visions radicalement opposées de l’Amérique. Ce n’est pas parce qu’elles s’opposent que l’une d’elle est plus dans le vrai que l’autre, et ce n’est pas parce qu’elles observent de l’extérieur qu’elles n’ont pas une part de vérité (pensons ici aux écrits des Lumières et de la trope du bon sauvage dans la littérature politique du dix-huitième siècle). L’important, c’est que ce sont deux bons films qui ont pour mérite supplémentaire de faire réfléchir, et réfléchir c’est bien.
Auteur : Renaud J. Besse

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