« Et donc t'as vu les Oscars ? »
« Non... y a Gravity qui a eu
plein de trucs là j'ai vu »
« Olala mais c'est NUL. »
« Ah ouais ? »
« Ah mais vraiment, mais ce film
était tellement nul ! A un moment y a une scène, ou jsais pas,
elle pense à sa fille, et elle se dit qu'elle va revenir, mais
putain »
« Ah ouais elle est toute seule
et tout »
« Ouais... et puis y a pas de
jolis paysages pour t'occuper ou rien. C'est dans l'espace ! »
« C'est chiant genre, y a des
Oscars, et t'as un film qui récupère tout. »
« Ouais »
« Genre là, y a eu le truc des
esclaves là, qui a eu plein de trucs »
« et le meilleur acteur c'est
qui ? »
« Matthew... »
« Ah oui, Matthew Mac...
Conagay ? Je crois »
« Oui c'est ça. Je sais pas
comment ça se prononce »
« Ouais lui il a plein d'Oscars
donc ? »
« Non non, juste le meilleur
acteur, pour American Bluff je crois. »
« Ah ouais »
« Mais t'as vu sur Canal + y a
Happiness Therapy qui va passer, c'était bien ça. »
« ça me fait un peu bader les
trucs comme ça, Happiness Therapy »
« Ouais. Mais j'adore Jennifer
Lawrence. »
« Ah ouais ! Moi aussi. Oh
et puis Léo là, il a toujours pas eu d'Oscar. On voyait sa tête
toute triste... »
« Il était nominé pour quoi ? »
« Je sais plus... y avait
Django ! Mais ça c'était l'an dernier ? »
« ah ouais Léo était dans
Django ?»
« Oui oui il jouait dedans. Et je
l'ai vu dans Le Loup de Wall Street aussi, et franchement, il était
trop bien dans ça aussi.»
« Et y a Cate Blanchett qui a
gagné aussi »
« c'est qui Cate Blanchett ? »
« la blonde là. Un peu vieille.
Je l'aime pas, sa tête me revient pas. »
« elle a joué dans quoi ?
Le nom me dit quelque chose. »
« Ben là l'oscar c'est pour un
été à Osage County »
« c'est pas la meuf qui a joué
dans Titanic? »
« Non... je sais pas, je crois
pas. Elle a une sale gueule, je l'aime pas du tout ».
[...]
« Et sinon tu as vu tous les
Harry Potter ? Moi j'ai pas vu la dernier. »
« Nan c'est vrai ? Tu t'es
arrêtée en plein milieu du 7 en deux parties, ou avant ? »
« Non non, avant, au 6 »
« Ah ben en plus quand tu vois
le 6, t'as pas envie de t'arrêter là... »
[...]
« Tu regardes Game of Thrones
aussi ? »
« oh, non mais on m'en a parlé
de ça »
« c'est bien fait franchement. Au
début je me suis dit, un truc de moyen âge, ça va vite me gaver,
mais en fait non. Et y a Homeland sinon »
« Ouais, j'ai entendu parler de
ça mais j'ai peur que ça soit trop cliché série de flics
américaine, genre on est des flics et tout et là... »
« et y a The Walking Dead aussi »
« Ah oui. Moi jsuis un peu une
ptite nature, donc the Walking dead, non.... »
« Ah ben regarde pas. Mais
regarde Game of Thrones par contre »
[...]
« y a juste Lila dans Dexter que
j'aimais pas, parce que je la trouvais trop moche »
« Hmm... Mais les nouvelles
séries j'accroche pas trop »
« ouais moi non plus. J'ai vu une
série, ça fait genre beauf américain »
« c'était quoi? »
« Je sais plus... avec la fille
de Smallville là. »
« Ah, celle qui jouait dans
Desperate Housewives ? Heuu Teri Hatcher ? »
J'ai entendu cette
conversation aujourd'hui, dont je présente quelques extraits, entre deux personnes dans une salle de
classe, à l'université. Pour une personne qui
s'intéresse de près au cinéma et au monde de la télévision, il y
a de quoi frémir, ou rire à l'éclat. Matthew McConaughey qui se retrouve dans American Bluff, Cate Blanchett qui se confond avec Meryl Streep, et avec Kate Winslet qui plus est, on se croirait dans un mauvais sketch. Mais pourtant, une fois la moquerie passée, ce stade bas, un peu méchant mais délicieux auquel j'ai cédé sur l'instant, une réflexion s'installe. Ou plutôt, plusieurs réflexions.
Tout d'abord, quel intérêt ont les noms des acteurs et leurs carrières au regard de l'appréciation d'un film ? Si certains comme moi, vont trouver passion et joie à parcourir les biographies des grands personnages du cinéma, devant et derrière la caméra, et suivre avec attention les cérémonies et les films primés chaque année, ai-je le droit de m'attendre à ce que chaque personne maîtrise le sujet au moins un minimum ? On ne parle pas ici, après tout, de quelque chose d'important. Confondre Cate Blanchett et Meryl Streep, ça n'a rien voir avec confondre Abraham Lincoln et George Washington par exemple. Enfin, toujours est-il que sur le moment, c'est très, très drôle. On s'amuse très vite à imaginer Cate Blanchett remplacer Meryl Streep dans tous ses films, et Matthew McConaghey remplacer Christian Bale dans Batman.
En revanche, d'autres éléments de cette conversation révèlent deux choses sur notre culture du moment :
La première, c'est que nous sommes dans une culture où la critique est facile car omniprésente. Ainsi, si cette personne n'a pas apprécié Gravity, c'est automatiquement un film "NUL", et il ne mérite aucun des Oscars qu'il a reçu - même si, au passage, le film a surtout été récompensé pour des dimensions techniques qui sont avant tout comprises et reconnues par les votants, c'est-à-dire les techniciens du cinéma eux-mêmes. Et toute raison est bonne pour la critique : le délit de sale gueule aussi, apparemment. Ainsi, tel personnage de Dexter se retrouve donc détesté pour des raisons physiques. Est-ce réellement surprenant, quand on connaît les réactions de l'Internet aux castings de Gal Gadot ("elle est toute maigre elle sera nulle") en Wonder Woman et de Adam Driver dans Star Wars ("ce mec est trop moche je refuse de le voir dans un film"). Qui'est-ce qui nous donne ce droit critique, et pourquoi en abusons-nous ainsi ? Est-ce si compliqué de faire des remarques constructives plutôt que de transformer une expérience personnelle en vérité générale ?
La deuxième est plus importante : il s'agit de ce qu'en tant que spectateur nous jugeons supportables à l'écran. Ici, en se basant sur cette conversation, on peut donc considérer que Game of Thrones et Le Loup de Wall Street, sont plus "faciles à regarder" que The Walking Dead. Ce qui voudrait dire qu'une série comportant des images violentes, où des hommes se battent à coups d'armes à feu et de couteau contre des morts-vivants et entre eux, serait plus difficile à regarder. C'est cette observation qui me fascine et m'effraie le plus dans cette conversation : le film de Scorsese et la série HBO sont selon moi bien plus durs à voir qu'une simple série avec des méchants zombies. Dans Game of Thrones, nous avons des implications émotionnelles et politiques, des jeux pervers avec la confiance du spectateur en la structure classique des récits, et dans Le Loup de Wall Street, outre les valeurs morales absolument infectes du personnage - basé sur une vraie personne - est absolument saturé de scènes d'orgies outrancières et autres horreurs qui feront rire certains, et mettrons d'autres dans un malaise justifié.
Voilà ce que je tire de cette conversation, dont il est facile de se moquer, mais qui soulève des questions auxquelles il est important de réfléchir, quant à notre rapport personnel à la culture.