Une amie l'a dit bien mieux que je ne saurais le faire : "il y a ceux qui ont grandi en lisant Les Petites Filles Modèles, et les autres".
Ce que cela veut dire, c'est que nombreux sont les enfants qui ont grandi et appris à lire avec la Comtesse de Ségur, et tout particulièrement avec sa trilogie narrant, justement, Les Malheurs de Sophie. Bon, il faut aussi être honnête : nous sommes aussi beaucoup à avoir vu le dessin animé qui passait pendant les grandes vacances, mais on accède à la culture comme on le peut, hein. Ce qui compte, c'est que ces livres et leur morale - aussi casse-gueule et rétrograde qu'elle puisse être parfois, notamment dans ses penchants catholiques - ont une importance considérable pour beaucoup.
Alors forcément, quand une adaptation filmique est annoncée, il y a de quoi prendre peur. Certes ce sont des livres pour enfants, mais est-ce que l'on peut imaginer cette oeuvre adaptée actuellement, pour les enfants au cinéma ? Parce que, on l'oublie assez aisément, ce sont des histoires affreuses ! Sophie, qui selon ses dires est inspirée de la Comtesse elle-même, est une petite fille indéniablement horrible au début de l'histoire. Elle a tout ce que les enfants ont de cruel en elle.
Donc, c'est risqué. Mais c'est un pari à prendre, et Christophe Honoré, car c'est lui qui réalise et a écrit le film, les paris, il leur tord le cou façon warrior. Héritier bâtard de la Nouvelle Vague et de Jacques Demy, Christophe Honoré n'a jamais tourné avec des enfants avant mais il a toujours raconté le monde de manière enfantine, avec des mots qui sonnent si plein de couleurs qu'ils révèlent la noirceur du monde avec mélancolie. Que l'on soit donc clair comme de l'eau de caillou : le film, c'est les Malheurs de Sophie, de Christophe Honoré. En bon auteur, il s'est totalement approprié le personnage et l'univers pour le réarranger à sa sauce (Honoré, c't un peu le Zack Snyder français du coup, il adapte le Comtesse de Ségur Universe selon SA vision). C'est-à-dire en y mélangeant allègrement deux éléments : la cruauté des livres, et la légèreté de l'enfance. A son contact, Sophie devient dotée d'une curiosité et d'une insouciance touchantes ; même Madeleine, Camille, Marguerite et Paul dans cette version se comportent plus comme des enfants que comme des poupées de cire, qui feraient toujours bien attention de ne pas rester au soleil.
(Et d'ailleurs, il faut que je le mentionne quelque part : Sophie devient aussi métisse ici. Christophe Honoré prouve ainsi que même dans un film d'époque, on peut donner des rôles à d'autres comédiens que des blancs, et ça c'est quand même putain de rafraîchissant et d'encourageant. Parce que faut quand même le dire aussi : la maman de Sophie, Mme de Réant, qui est donc interprétée par Golshifteh Faharani, est époustouflante et bouleversante dans le film. Donc, prends-toi ça dans les dents, racisme subversif !)
Cela permet de donner un fond de joie à une histoire absolument terriblement dramatiquement et d'autres adverbes en ment triste. C'est super, méga, giga, hyper, ultra, triste cette histoire, et ceux qui ont lu les livres le savent mais ne s'en souviennent sans doute pas. C'est pourquoi lorsque Christophe Honoré permet à tous ses enfants de jouer, rire, hurler, faire les pitre et les clowns et les saltimbanques, son film respire et nous aussi. De par son originalité notamment dans sa structure, il est probable que Les Malheurs de Sophie ne séduira pas tous les publics, mais ce qui est certain, c'est qu'il ne laissera personne indifférent. Il fait ressentir des choses, de la boule au ventre, aux larmes, aux éclats de rire scintillants. Et c'est en partie grâce à l'éternel compatriote, camarade et amant filmique de Christophe Honoré, le compositeur Alex Beaupain qui signe une partition d'une richesse picsoutienne (adjectif basé sur le mot Picsou, quoi ça vous pose un problème), avec notamment une chanson qui m'est restée dans la tête pendant plusieurs jours.
Les éclats de rire, justement, arrivent assez tard dans le film ; et c'est bien normal, car ils sont déclenchés par Madame de Fichini, interprétée par Muriel Robin, qui nous a aussi bien faire rire avant la séance d'avant-première, en se moquant du fait que le public était majoritairement composé d'adultes et en demandant à une fille de 35 ans où étaient ses parents. Franchement, comment je peux dire ça autrement : elle était incroyable ! Vraiment, vraiment, vraiment affreuse et tellement choquante que terriblement drôle. Les réactions de la salle étaient tout à fait révélatrices.
Les Malheurs de Sophie est un film qui se voit en famille, ou avec ses proches ; avec des personnes qui comprennent l'attachement à ces histoires, ou à Christophe Honoré. Avec des ami-e-s qui sont conscient-e-s de la tristesse du monde, et de la beauté de l'enfance. Et je suis heureux d'avoir pu le voir de cette manière ; il apporte ainsi une belle conclusion à une histoire très personnelle, qui aura commencé un vendredi soir dans mon appartement, sous le secret d'un dossier MK2. Je le recommande plus que chaudement, je le recommande donc... incendiairement ?
Et puis s'il y a des gens parmi vous, lecteurs-ices fidèles et intrépides (coucou), qui sont des fans intenses de Paul, sachez que ce cher Paul a droit à deux séquences mémorables, dont une qui restera sans aucun doute mon moment cinéma préféré de l'année 2016. Et je pèse mes mots. Et ils ne sont pas très lourds, vu qu'ils ne sont que numériques, en fait.