A la fin de la séance, deux femmes âgées - qui ont passé le début de la séance pendant les pubs à parler du petit fils d'une d'entre elles qui avaient des ennuis avec un producteur chez ARTE - résument le film ainsi "c'était un peu comme Ida, et un peu niais aussi, comme Ida".
Alors oui, en effet, ce sont des films qui ont beaucoup de points communs : ils sont tous deux en noir et blanc, et ont une femme comme personnage principal. Voilà. Ah ouais ça fait beaucoup hein ? Et non, je ne compte pas "Europe de l'est" comme un point commun parce que franchement Estonie et Pologne c'est pas franchement la même tambouille... Qui plus est, Ida était tout sauf niais. Voyez-le d'ailleurs. Il est sur Netflix, il dure genre 1h15, hop là et c'est fait. En revanche, Crosswind, ou In The Crosswind comme c'est écrit dans le film (ou Ristuules, en estonien, because why not), lui, a quelque chose de niais. Mais dans le bon sens du terme. Donc en fait, il n'est pas niais. Hé, même Cicéron serait jaloux de ma rhétorique là ! Le terme exact serait "innocent".
Le film raconte l'histoire d'une femme et sa fille qui, en 1941, a été envoyée dans un "camp" (c'est une sorte de village en fait) en Sibérie, sous les ordres des Russes qui souhaitaient purger le territoire de ses natifs. Enlevée à son mari, elle lui écrit alors des lettres pendant quinze ans décrivant sa vie. Martti Helde s'est inspirée de vraies lettres pour traiter ce sujet - qui le tient à cœur, puisque son père a lui-même été déporté en Sibérie. Le film raconte le courage de cette femme et sa capacité à rester forte, malgré le fait que sa vie pue comme les maillots du placard de ton club de basket. Donc, c'est assez dur à voir comme film, ça c'est clair. Je mentirais si je disais que je n'étais pas sorti les yeux embués comme une sale petite mauviette.
Mais bien plus que l'histoire, c'est la manière dont elle est racontée qui mérite le coup d’œil. In The Crosswind est composée de trois éléments distincts dont la convergence crée une beauté singulière et parfois renversante ; tout d'abord il y a les lettres lues. Ce sont les seules paroles entendues dans le film, ce sont elles qui rythment l'histoire. Puis il y a l'image, qui - attention tour de force totalement dingue - pour la quasi totalité du film consiste en une série de plans séquences acrobatiques durant lesquels la caméra circule au milieu de foules gigantesques... toutes immobiles. Sept cent figurants, trois ans de tournages pendant trois étés et trois hivers, des rails et des grues à faire pâlir un tournage Marvel, quelques effets numériques sur l'image (notamment sur des jeux de relief à tomber par terre), et des acteurs... qui tentent de rester immobiles. Oui, pas d'effets de ce côté là, Helde utilise une technique que j'ai moi-même utilisé avec beaucoup moins d'habileté dans un court-métrage, ce qui fait que oui, on peut voir les acteurs bouger ici et là, mais cela ajoute son charme à l'image figée, un peu comme si même dans ses peintures en trois dimensions, le vent ne cessait de souffler et de faire vaciller les hommes, de se rappeler à eux. Et à cette immobilité s'ajoutent des sons accompagnant l'action qui n'est pas vu : sous nos yeux, le camion est fixe mais on entend les pneus, les pas dans la neige... c'est la combinaison de ces trois éléments qui donne son expression si particulière au film de Martti Helde.
Je pense que je vais devoir le répéter : ceci est un film estonien. Et ce qu'ils ont réalisé avec leurs caméras m'a bien plus bluffé que Birdman. La comparaison n'est pas anodine, car les deux se rencontrent dans leur traitement de l'ellipse à l'intérieur du plan séquence, cependant dans In The Crosswind on trouve un côté plus percutant car encore plus didactique. Non pas au sens thématique, mais au sens de l'image : il est impossible d'échapper au parcours effectué par la caméra, et les jeux de hors champ qui devient soudain cadre atteignent des sommets dans les émotions qu'ils procurent.
L'idée est assez claire : dès que l'héroïne est déportée, dès que l'armée arrive, le temps s'arrête, il n'est plus le même. Il n'existe que par ces souvenirs qu'elle tente d'inscrire dans ses lettres, mais il est vidé de son énergie. Cette pauvre femme ne conserve de la vie que des murmures, des bruissements du passé et des instants de temps volé, mais tout le reste a disparu. Et c'est là que j'aurais des légers reproches à faire ; le message est clair, mais certains passages des lettres viennent faire écho à cela de manière un peu pompeuse. C'est en cela que le film pourra être perçu par niais et non innocent par certains, à mon sens. Toujours est-il qu'il s'agit d'une prouesse technique remarquable, au service d'une histoire touchante et aux dimensions décuplées par une bande-son absolument magistrale. Le compositeur partage la moitié de son nom avec Arvo Pärt, et également une part de son talent parce que mazette, c'était franchement chanmé sa brebis galeuse.
In The Crosswind est un film inattendu, remarquable et touchant dans tout ce qu'il entreprend. Il ose et si j'avais Alzheimer, il m'aurait rappelé pourquoi j'aime le cinéma. Un peu bizarre comme dernière phrase pour un article mais bon, je vous ai habitué à pire je pense. Un peu plus haut j'ai dit "chanmé sa brebis galeuse" par exemple.