vendredi 20 février 2015

American Sniper : Où comment Clint Eastwood tira en plein centre.

Tous les ans ou presque lors de la présentation des films nominés aux Oscars, un film alimente la polémique. The Wolf of Wall Street fait l'apologie d'un mode de vie immoral et ternit le rêve américain, Zero Dark Thirty glorifie la torture, et maintenant Clint -le républicain fou - Eastwood réalise une hagiographie infâme sur un sniper des SEALS avec American Sniper...


Tout cela, je l'ai lu et entendu. Et à tout cela, je réponds : allez tous vous faire foutre, vous ne méritez pas de parler de cinéma. C'est violent là hein ? J'apparais pédant, hautain et grossier, et encore je n'ai pas encore dit que toute personne qui voit dans American Sniper un portrait idéalisé d'un héros américain (avec deux réactions opposées : le soutien de ce portrait ou le dégoût face à la propagande) n'est pas capable de comprendre comment le cinéma fonctionne. Oups ! Je l'ai dit. Là je parais même détestable. Vous me trouvez détestable là ? C'est parce que je vous ai donné l'occasion de me caractériser comme tel, c'est justifié. C'est dans le texte, vous avez lu mes mots et vous en avez tiré une conclusion logique. Vous voyez où je veux en venir ? Toute personne capable de lire un film ne verra dans American Sniper ni une horreur propagandiste, ni une célébration méritée. Est-ce que je suis extrêmement catégorique juste pour marquer le coup ? Est-ce qu'en réalité je ne suis pas dur à ce point ? Bien sûr que oui, je fais juste ça pour capter votre attention et présenter mes idées. Alors on est parti.


American Sniper raconte l'histoire de Chris Kyle, le sniper le plus redoutable de l'histoire de l'armée américaine, qui a tué un nombre terrifiant de personnes lors de ses quatre tours sur les traces d'Al-Quaeda. Le film raconte sa découverte de son sens du devoir, qui s'est éveillé devant la télévision lors des attentats du 11 septembre 2001, puis alterne entre sa vie dans l'armée sur le terrain et sa vie de famille, "back home". Mais ce n'est pas comme cela que le film commence : tout d'abord, le scénariste (qui a sans doute trouvé cela dans le bouquin de Chris Kyle, dont le film est adapté) montre la perception du monde extrêmement simpliste de Kyle, héritée de son père. Il divise les hommes en trois catégories : les loups, les moutons, et les chiens de berger. Donc, des méchants, des gentils, et des héros qui se doivent de protéger les gentils. C'est là qu'est toute la clé du film : Chris Kyle conçoit le monde comme cela, ce qui explique la perspective "héroïque" de l'oeuvre. Chris Kyle n'est à l'aise dans la guerre, et dans ses traumatismes liés, uniquement lorsqu'il se force à rester dans une vision simpliste, et Clint Eastwood le montre très bien, avec beaucoup de retenue : Kyle se crée un adversaire, un sniper ennemi, une sorte de bête noire qui dans un Disney serait le grand méchant du film, sauf qu'ici personne ne fait une fixette dessus en dehors de lui. On voit passer des comic books du Punisher, ainsi qu'une lettre d'un camarade mort au combat qui dit avoir perdu foi en cette vision patriotique du monde. Ce à quoi Chris Kyle répond : ce n'est pas la guerre qui l'a tué, c'est qu'il a arrêté de voir le monde comme il faut et il a perdu ses convictions. A un moment, Eastwood menace même sa division tripartite de la société : les premières victimes de Chris Kyle au front sont bien des menaces, mais ce ne sont pas du tout des soldats...


Ah tout de suite, vu comme ça, on comprend mieux hein ? Clint Eastwood ne raconte pas l'héroïsme de cette homme, il ne fait pas de propagande, il ne fait QUE raconter avec la retenue la plus grande possible. Ce qui était également le cas dans Zero Dark Thirty : la mise en scène est plus que sobre, le réalisateur se concentre sur l'efficacité du montage pour les éléments dramatiques mais pour le reste, il est très en retrait. C'est exactement pour cela que les débiles de Fox News ont vu dans le film une biographie élogieuse, et qu'ils l'encensent, et c'est exactement pour cela que les journaux libéraux réac attaquent le film et Eastwood pour acte de propagande à la Griffith : Eastwood ne fait que présenter sans juger d'aucune manière. Aucun lyrisme dans le montage, aucune musique pour accompagner les actes de guerre, juste de l'efficacité et de la distance. C'est comme une page blanche, et le spectateur non habitué peut alors projeter ses propres conceptions sur le film. Est-ce que c'est la faute du film si les spectateurs ne sont pas parvenus à faire cela ? Est-ce que ma vision des choses sera considérée comme "fausse", puisque la majorité n'est pas d'accord avec moi, et que la vérité appartient à la masse ? Je n'en sais rien, et puisque la masse ne me lit pas, je l'emmerde. Je lui dit va te faire foutre un œuf chez la mère Michel.


Oui, je suis énervé. Mais c'est parce qu'on parle de Clint Eastwood là. Le bonhomme a beau avoir fait parlé de lui ses dernières années pour son image publique de républicain déglingué sénile, il reste un des derniers géants du cinéma américain classique, et surtout il a TOUJOURS su utiliser son art pour questionner ses propres croyances. C'est là tout son génie. Eastwood est devenu réalisateur alors qu'il véhiculait déjà un bagage taille Star Destroyer de l'Empire (un gros bagage quoi) en tant que star, et quelle a été la première image de son premier film ? Une célébrité, jouée par lui-même, face à un tableau de lui-même dans une mansion sublime. Eastwood n'est pas con, alors n'essayez pas de simplifier son art ! Républicain très affirmé, il a pourtant remis en cause ses propres croyances dans sa filmographie récente avec la déconstruction de J. Edgar, la question de la peine de mort dans Jugé Coupable, de l'éthique du débranchage (je sais que ça s'appelle pas comme ça) dans Million Dollar Baby, sans parler de son coup de maître avec Gran Torino et de son dyptique sur la guerre avec Flags of our Fathers et Letters from Iwo Jima. Alors franchement, penser que Clint a pété une durite et fait un portrait sans réfléchir à la complexité qui l'entoure, et pire penser que Clint a voulu présenter la vision du monde Chris Kyle comme la sienne, c'est faire honte à sa carrière.


Tout ça pour une polémique autour d'un film qui, au final, n'est pas d'un intérêt majeur. Franchement, c'est un bon film, très professionnel ça c'est clair et on n'attend jamais moins d'un film d'Eastwood. Mais il n'a rien d'exceptionnel au final, il est sympa quoi. Et il est alors difficile de comprendre comment il s'est retrouvé nominé dans la catégorie Meilleur Film aux Oscars de cette année... sachant que la seule explication logique étant qu'une partie des votants y a vu, justement, un portrait héroïque essentiel et représentatif de ce qu'est réellement l'Amérique, la grande, celle qui te bombarde la gueule et écrit Freedom avec ton sang en ouvrant une canette de Coca.


Le cinéma est l'art le plus démocratique, et je fais parti de ces snobs insupportables qui sont prêts à cracher sur les spectateurs qui ne le comprennent pas comme moi, je voudrais qu'il soit compris. Tout le monde a tort, et j'ai raison. Sauf qu'en réalité, il est bien sûr fort possible que je sois celui qui se trompe. Mais c'est moi qui écrit, alors je peux me mentir autant que je veux, en espérant que je ne fais que dire vérité.

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